L’antimythe


Amnesty International - La Chronique

Avec son seul-en-scène La France, empire, Nicolas Lambert interroge les silences autour de la colonisation française. Et propose aux plus jeunes des outils pour décoder les discours d’extrême droite.

Tout commence un soir, lorsque sa fille lui demande un coup de main pour son brevet blanc : « Montrer en quelques lignes que l’armée française est au service des valeurs de la République et de l’Union européenne ». Nicolas Lambert sèche et peste face à l’intitulé du sujet. « Je réalise que, dans sa scolarité comme dans la mienne, on ne nous a jamais enseigné que la République française était un empire et que notre armée avait été au service des pires atrocités de la colonisation. L’intitulé occulte ce que j’appelle un secret de famille national. »

Finalement, l’adolescente choisira un autre sujet, mais le père se met en tête de déconstruire ce roman national dans un « essai théâtral » : La France, empire. En ce froid après-midi de décembre, Nicolas Lambert se produit à l’invitation du musée de l’Histoire de l’immigration de Paris, devant une cinquantaine de lycéens à peine plus âgés que sa fille. Pour ces jeunes en bac pro ou en BTS commercial, l’histoire est une matière facultative et fort peu enseignée. « On va rester combien de temps assis, madame ? », s’inquiète l’un. « Pourquoi on est dans le noir ? », demande une autre. Le comédien connaît bien cette génération, plus habituée au stand-up qu’aux codes du théâtre.

Depuis une trentaine d’années, il joue dans des zones d’éducation prioritaire de la banlieue parisienne. Pour casser les codes, le comédien s’improvise chauffeur de salle vannant les élèves des derniers rangs afin qu’ils osent s’approcher de la scène : « Je sais, se justifie-t-il, nous, les vieux, on est relous ! »

Nicolas Lambert enchaîne à toute vitesse, en incarnant sans interruption, sur un plateau nu, une trentaine de personnages politiques. Il déboulonne la statue de de Gaulle : « Il n’a pas toujours été l’homme de la paix, comme c’est écrit dans les manuels d’histoire qui nous font apprendre par cœur que la France est en paix depuis 1945, malgré les guerres d’Indochine ou d’Algérie. » Plus proche de nous, l’acteur rejoue le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar en 2007 et son fameux « L’homme africain qui n’est pas assez entré dans l’Histoire. »

« La France, empire ». Sous-entendu, la France en pire ? Question qu’il pose à une Marianne imaginaire, étendue sur le divan d’un psy. Les profs rigolent, les lycéens écoutent en silence. Ironique ou tendre, le comédien a choisi de remonter le fil de ses souvenirs de gamin pour capter son jeune public. Nous voici dans son album de famille des années 1970, quand le petit garçon né à Saint-Quentin, en Picardie, questionne son grand-père sur tous ces noms bizarres, « Faidherbe, Gallieni, Lyautey, inscrits sur les plaques des rues ». Sur scène, le comédien s’interroge : « Qui connaît les crimes que ces “héros” de la période coloniale ont commis ? » Il évoque aussi l’outre-mer des habitants de Mayotte « traités comme des sous-Français par les politiques, comme au temps des colonies. Tous ces secrets de famille génèrent les tensions d’aujourd’hui, alimentées par des discours d’extrême droite sur le “grand remplacement” ».

Un théâtre d’investigation blacklisté

À la fin du seul-en-scène, nombre de lycéens ont déjà déserté la salle pour allumer leur portable et attraper un métro raréfié en raison d’une grève. Le comédien discute avec les enseignants qui restent, et il ne veut surtout pas faire la leçon : « Ils n’ont souvent ni les moyens ni le temps de boucler le programme d’histoire. » Une jeune professeure des écoles en réseau d’éducation prioritaire dans le nord de Paris confirme : « Dans le climat actuel, c’est assez compliqué de parler colonisation, islam ou laïcité devant des élèves dont les familles en difficulté ont des idées très tranchées sur ces questions. En tant que profs, nous ne sommes pas tous bien outillés et nous ne nous sentons pas soutenus par l’Éducation nationale, qui privilégie le savoir académique plutôt que les valeurs républicaines. » Nicolas Lambert s’est bâti une solide réputation dans le théâtre documentaire, mais se dit « blacklisté » dans le petit milieu du théâtre public. « Les théâtreux détestent qu’on puisse avoir une volonté politique derrière un geste artistique. » Après sa trilogie ultra-documentée L’A-Démocratie, consacrée au pétrole, au nucléaire et à l’armement en France, commencée en 2003 avec sa pièce Elf, la pompe Afrique, le comédien assume un théâtre d’investigation qui interroge les mensonges d’État.

Puisque La France, empire est boudée par le théâtre public, dont il dénonce le monopole économique, l’idéaliste, programmé dans le privé l’an dernier au Théâtre de Belleville, mise aujourd’hui sur les canaux de diffusion alternatifs. Avec sa compagnie, Un pas de côté, cofondée avec la comédienne Sylvie Gravagna, il intervient aux côtés d’ONG telles qu’Amnesty International, Greenpeace et des associations engagées pour le théâtre populaire.

En novembre, il participait à l’édition des « Spectacles chez l’habitant·e », organisée par la compagnie Le Plus Petit Espace Possible dans le Larzac. « Mes spectacles tiennent dans une valise, je suis très léger ! J’ai récemment joué dans une grange dans le Perche. C’était un peu rock’n’roll mais ultra-vivifiant, raconte l’insatiable bavard. C’est chiant d’être smicard à 60 balais, mais plus réjouissant que d’avoir dit amen et de finir sur Europe 1 ! »